Modernisons l’obligation de servir au lieu de la supprimer

Article paru dans Le Nouveau Genevois du mois de septembre 2013

L’initiative constitutionnelle fédérale « Oui à l’abrogation du service militaire obligatoire » soumise au vote du peuple et des cantons suisses le 22 septembre 2013 a été lancée par une association qui porte très bien son nom et qui assume pleinement son but statutaire : le Groupe pour une Suisse sans Armée (GSSA).

Cette association a échoué à deux reprises en tentant d’obtenir la suppression pure et simple de l’armée suisse, en 1989, puis en 2001. C’est pourquoi elle cherche désormais à atteindre son but de manière indirecte, en essayant d’affaiblir progressivement l’institution militaire au travers d’initiatives ayant notamment pour objets l’opposition à l’acquisition d’avions de combat, l’interdiction d’exporter du matériel de guerre, le dépôt des armes d’ordonnance à l’arsenal et désormais, la suppression de l’obligation de servir.

Dans le contexte d’individualisme qui marque notre époque, les auteurs de l’initiative tentent d’utiliser à leurs fins la perception consumériste qu’ont hélas de plus en plus de nos concitoyens de notre charte fondamentale : la Constitution fédérale ne serait rien d’autre qu’un vaste supermarché dans lequel tout un chacun pourrait librement faire ses courses en choisissant soigneusement entre les droits et les devoirs.

Or, dans une société démocratique fondée sur un contrat social au sens où l’entendait Jean-Jacques Rousseau, un citoyen libre et responsable est certes titulaire de prérogatives, telles que les droits politiques, mais aussi d’obligations, telles que fréquenter l’école, s’assurer contre la maladie, cotiser aux assurances sociales, payer des impôts et servir dans l’armée, la protection civile ou le service civil.

En soi, il n’y a strictement rien de malsain à proposer une réforme de la conscription militaire. L’obligation de servir dans l’armée n’est d’ailleurs pas un but en soi. Il faut d’ailleurs reconnaître qu’à l’heure actuelle, le modèle en vigueur pose un vrai problème qu’il est insensé de vouloir nier. D’égalité de traitement, d’une part, sachant que seulement deux tiers des hommes de nationalité suisse accomplissent effectivement leur service militaire et que de très nombreuses femmes seraient également compétentes pour le faire. De santé publique, d’autre part, puisque cela signifie que 33% des jeunes Suisses ne seraient même pas aptes à effectuer du service dans les fonctions physiquement les moins exigeantes.

À teneur du texte de l’initiative, on peut cependant élever de sérieux doutes quant à la volonté réelle des initiants. En effet, cette initiative ne propose aucune modification constructive de la Constitution fédérale. Elle se contente de stipuler que « nul ne peut être astreint au service militaire » et que « la Suisse a un service civil volontaire ». Elle ne dit rien à propos du service militaire en tant que tel. Alors qu’elle le fait pour le service civil, l’initiative ne prévoit pas explicitement que la Suisse dispose également d’un service militaire volontaire. Curieusement, elle ne remet pas non plus en cause l’art. 58 al. 1 de la Constitution fédérale qui consacre le principe de l’armée de milice. Le libellé équivoque de l’initiative trahit ainsi les véritables intentions de ses auteurs.

En réalité, cette initiative ne vise rien d’autre que les effectifs de l’armée. Ses auteurs savent pertinemment qu’il sera impossible de trouver 100’000 ou 120’000 volontaires en Suisse pour que l’armée suisse soit en mesure de remplir ses missions constitutionnelles. Et en cela, il s’agit d’une attaque en règle contre l’armée elle-même. Une fois l’armée dépossédée de ses moyens en personnel, elle ne serait plus en mesure de remplir ses missions, et partant, deviendrait inutile au point de rendre sa suppression politiquement acceptable.

À supposer que les initiants veuillent véritablement introduire le service militaire à base volontaire en Suisse, ce volontariat est une illusion. L’armée ne sera jamais en mesure de combler ses besoins en effectifs. La preuve en chiffres : si chaque année, l’armée disposait de 1’000 volontaires masculins et de 100 volontaires féminins et voyait ses effectifs se réduire de 10%, alors il faudrait une génération entière pour constituer une armée de 25’000 hommes. Or, avec un tel effectif, l’armée pourrait tout juste assurer la sécurité des aéroports de Genève et de Zurich, mais ne pourrait assumer aucune autre mission et ne disposerait d’aucune réserve.

Un tel système fondé sur le volontariat n’existe nulle part dans le monde. Il n’existe que des armées de milice et des armées professionnelles. D’ailleurs, dans les pays dotés d’armées de métier, la pénurie en main d’œuvre est tellement grave qu’elle conduit à des politiques de recrutement absurdes. L’Espagne se voit contrainte de recruter en Amérique du Sud, alors que la Grande-Bretagne promet des remises de peine à des personnes emprisonnées. De surcroît, il est évident qu’une armée professionnelle coûte plus cher, que ce soit en salaires du personnel, mais aussi en matériel de pointe pour compenser la réduction des effectifs.

Par ailleurs, puisque les citoyens qui servent dans la protection civile proviennent des rangs de ceux qui ont été déclarés inaptes au service militaire, la suppression de la conscription militaire aura pour effet indirect de démanteler la protection civile. En effet, dans le canton de Vaud par exemple, on compte 0,1 % de volontaires pour servir dans la protection civile.

Enfin, il convient de rappeler que l’armée fournit de nombreuses prestations au service des autorités civiles, notamment dans les domaines de la sûreté sectorielle, de la protection de personnes, de conférences et d’ouvrages, du sauvetage et de l’aide en cas de catastrophe. Si la conscription militaire est supprimée, l’armée ne disposera plus des moyens nécessaires pour l’accomplissement de ces tâches et les cantons devront faire face à de nouvelles charges, puisqu’ils devront désormais assumer financièrement ces prestations.

Autrement dit, il n’existe, dans le cas spécifique de la Suisse, eu égard aux missions constitutionnelles de son armée et des prestations que cette dernière fournit à la population et aux autorités civiles, aucune alternative à l’obligation de servir.

Le lancement de l’initiative soumise au vote le 22 septembre 2013 a toutefois un mérite : celui d’avoir provoqué un débat aussi passionnant que nécessaire, en particulier sur la notion de service à la collectivité dans un pays profondément marqué par l’idée de milice au sens large.

À ce propos, il est dommage que l’Assemblée fédérale et le Conseil fédéral se soient contentés de rejeter ce texte sans examiner d’éventuelles variantes par rapport au statu quo. Les différentes propositions du Conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, du Conseiller national genevois Hugues Hiltpold et des jeunes libéraux-radicaux genevois allant dans le sens d’un élargissement de la conscription militaire à une conscription civique couvrant l’ensemble des métiers de la sécurité (armée, garde-frontières, police, sapeurs-pompiers, secours, protection civile) ou d’autres secteurs d’intérêt général auraient assurément mérité une meilleure attention. Elles seront toutefois traitées par un groupe de réflexion annoncé par le Conseil fédéral, mais qui ne sera mis sur pied qu’en cas de rejet de l’initiative.

En d’autres termes, si véritablement nous voulons nous donner une chance de moderniser l’obligation de servir, et ce, tout en garantissant à l’armée les moyens en effectifs de remplir ses missions constitutionnelles, alors nous devons préalablement rejeter, sans aucune hésitation, cette énième initiative du Groupe pour une Suisse sans armée.

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